Ils ont été sollicités pour financer les campagnes des principaux candidats à la primaire de la droite et du centre. Beaucoup ont versé leur écot mais, prudents, ils sont restés discrets jusqu'au bout. Les chefs d'entreprise plébiscitent le programme de François Fillon, mais, au vu des sondages, ils se résignent à Alain Juppé. Les uns pour « jouer gagnant », les autres pour faire barrage à Nicolas Sarkozy. L'ancien chef de l'Etat clive autant au sein du monde patronal que chez les Français.
Aimez-vous l'entreprise et les entrepreneurs ? Nous aussi nous avons besoin d'amour pour nous développer... »
C'est un chef d'entreprise qui interpelle Alain Juppé, le 27 septembre à
la Maison de la chimie, lors d'une audition des candidats à la primaire
organisée par cinq associations patronales. La réponse tombe immédiate,
sur un ton pincé : « Vous êtes formidables, vous les chefs
d'entreprise ! Vous êtes vraiment des coeurs sensibles... Il suffit
qu'on vous dise qu'on vous aime pour que, tout à coup, tout change. » Mais cette déclaration d'amour, Alain Juppé ne la fait pas. Il préfère assurer : « Ce n'est pas parce que j'ai fait l'ENA que je suis technocrate. »
Trois semaines plus tard, le 18 octobre, dans le huis clos d'un dîner à
l'Afep, le club très select des plus grosses entreprises de France,
c'est Nicolas Sarkozy qui est sur le gril. Il se veut charmeur...
jusqu'à ce que Michel de Rosen, le président du conseil d'Eutelsat,
évoque « l'explosion » de ses comptes de campagne en 2012. L'oeil soudain noir, le candidat se cabre - « je suis pourchassé par la justice »
- et « rembarre » l'impertinent, selon plusieurs témoins. Alain Juppé
les toise, Nicolas Sarkozy les engueule... A quelques jours de la
primaire de la droite et du centre, les milieux patronaux bruissent d'un
même soupir à l'égard des deux favoris des sondages : « Ils ne changeront jamais ! »
PUBLICITÉ
Jamais,
pourtant, les programmes des candidats de droite n'avaient repris aussi
précisément les revendications du monde de l'entreprise (suppression de
l'ISF, baisse massive des charges et réforme du marché du travail),
mais l'enthousiasme n'est pas là. Si des personnalités du monde des
affaires s'activent dans les équipes de campagne ou participent à des
groupes de travail, rares sont les grands patrons en exercice qui
s'exposent. Thierry Breton (Atos), qui soutient publiquement Juppé, fait
figure d'exception. Les autres présidents de groupes engagés auprès
d'un candidat ne sont plus des dirigeants opérationnels. Il en va ainsi
de Ross McInnes (Safran), qui a monté un cercle de réflexion sur l'Etat actionnaire
pour le maire de Bordeaux. Ou encore de Michel de Rosen (Eutelsat),
rallié à Bruno Le Maire, ainsi que des soutiens de François Fillon, les
anciens patrons Henri Lachmann (Schneider Electric) et Henri de Castries
(Axa). Même cas de figure pour l'ex-PDG d'Alstom Patrick Kron, appui de Nicolas Sarkozy. L'ancien chef de l'Etat ne s'affiche plus, comme en 2007, au côté de « son frère » Arnaud Lagardère, de son « ami »
Vincent Bolloré ou des témoins de son mariage avec Cécilia, Bernard
Arnault (propriétaire des « Echos ») et Martin Bouygues. Tous ont été
sollicités, mais aucun n'a souhaité répondre. Signe d'un éloignement ou
prudente discrétion ? Les piliers de son équipe économique sont
Sébastien Proto (associé gérant chez Rothschild) et le banquier
d'affaires Philippe Villin. Ce dernier souligne : « Nicolas Bazire nous a aidés de bout en bout. » Contacté, l'administrateur de LVMH préfère rester discret. « Tout le monde est très prudent, car nous sommes dans une primaire »,
souligne l'ancien ministre Eric Woerth. La primaire a effectivement
changé beaucoup de choses. Avant, c'était simple : majoritairement de
droite, les chefs d'entreprise n'avaient pas le choix de leur candidat.
Ce pouvait être frustrant, mais c'était confortable. Aujourd'hui, ils
peuvent certes pousser leur favori, mais ils craignent de s'afficher
avec un perdant. « Le monde des affaires est cynique et pas forcément fidèle », lâche un ancien invité du Fouquet's. « Il n'y a pas de passion, mais les grands patrons jouent gagnant », explicite la communicante Anne Méaux, ralliée personnellement à François Fillon.
L'ancien
Premier ministre en fait l'expérience. De l'avis général, son programme
est plébiscité par le patronat, des postes clefs de son équipe sont
détenus par des dirigeants du privé (Pierre Danon pour le programme,
Arnaud de Montlaur pour la levée de fonds) et ses groupes de travail ont
rassemblé, dixit son entourage, quelque 400 membres du milieu des
affaires. Mais nombre de ses supporters préfèrent l'anonymat, tout comme
chez Nicolas Sarkozy. Et, à l'arrivée, ils sont moins nombreux à sortir
du bois que les soutiens d'Alain Juppé, le favori des sondages.
L'équipe du maire de Bordeaux n'en tire pas gloire pour autant : « On n'a jamais pensé que c'était le rôle d'un patron de se coller un dossard électoral sur le dos. 2007 n'est pas un modèle », souligne Pierre-Mathieu Duhamel, coordinateur avec Hervé Gaymard des groupes de travail sur le programme.
Depuis
l'emblématique dîner de victoire au Fouquet's, les candidats savent
qu'il n'est pas bon d'être taxé de « président des riches ». « Le point de vue des patrons d'ETI et de PME est pour nous beaucoup plus important que tout le reste »,
assure Sébastien Proto. Même discours dans les équipes Fillon et Le
Maire. En pleine vague électorale anti-élites, il est de bon ton de se
montrer au côté des « petits » entrepreneurs . Et cela produit des
déclarations étonnantes : « Le vote des grands patrons, ce n'est pas un sujet ! » lance Philippe Villin. « Ils n'ont aucun poids électoral ! »
renchérit Alain Minc. La convergence de vues de ces deux hommes,
spécialisés dans le conseil aux grands PDG, est savoureuse. Ils se
détestent et se livrent une concurrence acharnée au service de leur
champion : le premier est un inconditionnel de Nicolas Sarkozy, le
second a rompu avec l'ancien chef de l'Etat et rejoint Alain Juppé à
l'automne 2014. Ce qu'ils disent est à la fois vrai - les chefs
d'entreprise sont minoritaires dans la population - et très sommaire.
Car patrons et candidats ont besoin les uns des autres. Les premiers
veulent faire passer leurs idées : « Je ne suis ni groupie ni militant, mais j'ai cherché à influencer le programme »,
avoue Stanislas de Bentzmann, président de Devoteam, enrôlé chez
Fillon. Les politiques, eux, espèrent une coopération s'ils sont élus et
ont besoin, dans l'immédiat, de financer leur campagne.
La
récolte a été plutôt bonne selon les chiffres fournis par les équipes :
2,7 millions pour François Fillon depuis le début de l'année,
3,3 millions pour Bruno Le Maire sur trois ans et 3 millions pour Alain
Juppé depuis début 2015. C'est un autre changement introduit par la
primaire : les candidats ne pouvant s'appuyer sur un parti pour le
financement de leur campagne, ils ont multiplié les dîners et cocktails
de levées de fonds en France mais aussi à l'étranger. Au rythme de deux à
trois par mois du printemps 2015 à la rentrée 2016 pour Alain Juppé.
François Fillon a, lui, tenu en trois ans une dizaine de réunions à
Londres organisées par son « référent » local Jean-Hugues de Lamaze, le
PDG d'Ecofin. Les invités de ces réceptions peuvent tout miser sur un
poulain (dans la limite des 7.500 euros légaux par personne et par an)
ou répartir leurs dons afin de ne pas insulter l'avenir. Aperçu aux
réunions londoniennes de François Fillon, le lunetier Alain Afflelou est
aussi recensé comme un donateur par l'équipe Juppé. Il n'est pas le
seul. « Ils m'ont absolument tous sollicités ! s'écrie l'ancien patron d'une grande entreprise française. Alors j'ai réparti mes dons. »
La primaire a produit un autre effet : les cercles patronaux n'ont jamais autant auditionné. Grands groupes, ETI, PME et start-up, ils ont tous fait passer un grand oral aux candidats. Bruno Le Maire a charmé plusieurs auditoires en affectant la modestie : « Je suis un techno, j'ai beaucoup à apprendre à votre contact. » « Mais il manquait deux ou trois propositions marquantes », témoigne un chef d'entreprise. Sur Fillon, le diagnostic le plus répandu est : « très bon programme mais aucun charisme ».
La « coqueluche » des startuppeurs, c'est Emmanuel Macron et, dans une
moindre mesure, Nathalie Kosciusko-Morizet. Et ils se sentent incompris
par les ténors de la primaire. Le 27 septembre, Nicolas Sarkozy a
surpris ceux qui l'interrogeaient sur la transformation numérique de
l'économie par sa réponse décalée : « On sait fabriquer des bateaux, des trains, des voitures, des fusées, l'industrie, ce n'est pas le passé. »
« Chacun a son style, mais notre but est de leur faire comprendre
qu'il faut rattraper l'écart de compétitivité entre la France et les
autres pays européens », dit laconiquement Philippe d'Ornano,
patron de Sisley et co-président du mouvement des entreprises de taille
intermédiaire. En langage plus imagé, la présidente d'Ethic, Sophie de
Menthon, tient le même discours : « Les cercles patronaux sont plus
actifs car ils ont l'impression que la France ne s'en sortira que si
les patrons prennent le pouvoir. » A ce point ? A écouter Henri Lachmann, l'incompréhension se creuse entre les deux mondes :
« D'un côté, les chefs d'entreprise pensent que les politiques ne les
aiment pas et ne les comprennent pas ; de l'autre, les politiques jugent
que les patrons oublient l'intérêt général et sont obsédés par leurs
profits. » Le même ajoute : « Les candidats à la primaire ne connaissent pas ou mal l'entreprise. »
Peut-être, mais le milieu des affaires n'échappe pas à l'ambivalence et
aux contradictions. Il réclame toujours plus d'audace aux politiques
mais craint la réforme radicale qui mettrait le feu aux poudres. « Le
plus beau programme du monde qui aboutit à six mois de blocage de la
France, on n'en veut pas car ce serait une catastrophe économique que
nous ne pouvons pas nous permettre », insiste le lobbyiste Léonidas
Kalogeropoulos, vice-président d'Ethic. Jean-François Cirelli, patron
du fonds BlackRock en France et soutien d'Alain Juppé, analyse : « Plus vous êtes CAC 40, plus
vous êtes partisan de la réforme tranquille. Moins vous l'êtes, plus vous voulez vous payer la CGT. » Un autre grand patron ajoute : « En
réalité, la plupart des patrons du CAC 40 ne se soucient guère de la
primaire : l'essentiel de leur activité n'est plus en France ou alors la
réglementation qui régit leurs affaires se décide à Bruxelles. Pour les
patrons de PME, c'est plus important car ils dépendent encore beaucoup
du marché français. » A l'approche du scrutin, le débat s'est
focalisé sur les deux favoris des sondages. A l'image de l'effet qu'il
produit dans la population, Nicolas Sarkozy clive aussi chez les
patrons : « Il y a ceux qui voient en lui un vrai leader et les désabusés de 2007 », décrypte un responsable. Une figure du monde des affaires complète : « Ce que les patrons reprochent le plus à Sarkozy c'est d'être lui-même, son ton, une certaine brutalité. » Voilà pourquoi, plusieurs piliers du milieu patronal estiment qu'une partie des chefs d'entreprise « votent Juppé pour éviter Sarkozy ». « Je sens une forme de résignation à Juppé », dit l'un d'eux. Un autre résume : « Juppé est un ordinateur, Sarkozy est fait de chair et d'os mais il humilie trop. Quant au troisième [Fillon, NDLR)], je ne sais pas le définir. »
Même les soutiens « business » du maire de Bordeaux le reconnaissent : « Juppé n'est pas un type facile. Il n'a pas une empathie extraordinaire. » L'ancien ministre Hervé Gaymard le défend : « Il ne copine pas. C'est qui m'aime me suive et je n'embrigade personne. »
Les réticences du monde patronal ne tiennent pas qu'au caractère de
l'homme : beaucoup ne lui pardonnent pas d'avoir déplafonné l'ISF et
doutent de sa détermination à réformer la France. Afin de désarmer ces
préventions, Jean-François Cirelli raconte cette histoire : « Chaque
fois que je voyais quelqu'un il y a six mois, il me disait le meilleur
programme, c'est Fillon. Maintenant les gens commencent à dire : Juppé,
c'est précis et ça nous va, mais est-ce qu'il va faire ? Et je réponds :
Bonne question mais penses-tu que Fillon fera ? »
SOURCE : les echos

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire